SACRIFICE

SAMIRA ETOUIL

                                                                        PREMIER PRIX DE LA NOUVELLE

attribué par
l’Association Marocaine
des Enseignants de la langue française et des littératures d’expression française,
(Rabat),
J
uillet 2009

 

 

Sacrifice

La pluie tardait. La sécheresse sévissait. Le don du ciel avait trahi le serment fait à cette vallée jadis fertile. Des champs avaient été abandonnés aux troupeaux en transhumance. La terre offrait sa nudité aux volutes de poussière ocre. Les essaims de mouches assombrissaient la vue des vieillards du village. Adossés au creux des arbres, ils attendaient le miracle, imploraient le pardon, priaient pour la clémence de Dieu.

En ces mois d’automne, la chaleur était caniculaire. Hissée sur le mur de l’enclos, je dessinais des figures acrobatiques avec mes pieds nus. Mon corps d’enfant s’amusait à défier la pesanteur. Du coin de la bâtisse, mon père observait la scène sans trop se soucier de mon jeu d’équilibre. Son œil terne reflétait l’immensité de sa détresse. Il avait perdu la plus grande partie de son cheptel. Pour lui, la malédiction était une évidence.

Noyé dans un quotidien de détresse, tout le village tournoyait autour de la masure, minuscule cube de terre rousse et de décrépitude qui abritait le mausolée, symbole de vie, de fécondité et d’énergie. Ce jour-là, hommes, femmes et enfants, tous se donnèrent rendez-vous pour une retraite de résignation: qui pour quémander l’intervention du saint marabout, qui pour rompre la cadence des journées de fournaise, qui pour suivre l’exemple des autres. Chacun apportait dans ses pas poussiéreux une minuscule volonté affirmée de réagir contre l’insoutenable méchanceté de la nature. Des cierges gigantesques furent hissés aux quatre coins du dôme sacré. Des flots d’eau de rose et de fleur d’oranger embaumèrent le suaire du marabout. Les mains maculées de henné tâtonnèrent dans les crevasses des murs en un ultime effort pour exorciser la maudite sécheresse.

On commençait à douter de l’efficacité des rites initiatiques auprès du marabout. La Jmaâa, l’assemblée représentative des habitants du village, devisait. Les voix montaient en crescendo pour palier le vide des idées. Sous les palabres de désespoir sourdait une inquiétude incommensurable. Personne n’eût pu prédire le devenir du village dans les prochains jours. Le futur était incertain et l’on craignait un exode massif. L’unanimité se fit en faveur d’un acte pieux extrême: une offrande humaine.

Au village, la collectivité se scellait autour de croyances communes. Une jeune vierge, symbole de chasteté, devrait être retranchée de la communauté. Elle passerait une nuit entière dans l’enceinte sacrée du mausolée. Elle ferait un rêve providentiel. Les scènes oniriques enseigneraient les codes de la délivrance. Ce serait un bien mince sacrifice en contrepartie de la survie de tout un village.

Signes cabalistiques de l’énigmatique destin, les conciliabules prirent de l’ampleur, les traits se crispèrent. Chaque famille commençait à craindre le pire. Tous hésitaient à offrir la fleur de leur progéniture. D’une démarche branlante, l’étrange silhouette vagabonde de mon père s’avança vers la Jmaâa. Ses paroles résonnèrent: « Amal est à vous ! »

Aussitôt, les cris jaillirent, rompant le silence qui s’était un instant établi, et les visiteurs du sanctuaire accoururent vers moi. Je fus soulevée de terre, des doigts inconnus m’agrippèrent et triturèrent mon corps menu, fragile symbole d’un espoir ténu face à l’immensité de l’inquiétude. Des youyous de joie, de toute part, s’élevèrent, comme pour célébrer des noces heureuses.

L’on me lava, m’habilla, me coiffa et me parfuma. Je m’abandonnai à ce cérémonial avec la naïveté des enfants. J’y retrouvais le souvenir de ces poupées de cire apprêtées aux couleurs de l’arc-en-ciel. Je me pavanais. A travers moi, c’était la misère qui prenait sa revanche sur les privations. J’étais la princesse des contes de ma grand-mère. J’étais la fée des mille et une nuits de ma petite imagination. Emportée par les rêveries joyeuses de l’enfance, j’oubliai le sort qui m’était réservé.

Le soleil se couchant, l’instant fatidique approcha. Je le sentais tendre subrepticement ses lianes noueuses autour de mon cou, me serrer le cœur, étouffer ma respiration. J’avais peur du noir et horreur de la solitude, mais j’allais devoir confronter les ténèbres qui m’attendaient de l’autre côté du mur. Du haut de mes douze ans, j’enterrai les illusions de l’enfance et me caparaçonnai de la dépouille de l’adulte.

Tout le village accompagna la victime sacrificielle en une longue procession vers le mausolée. Le souffle tiède de ma mère, à mes côtés, me brûlait. Ses yeux étaient comme deux chaudrons embrasés à l’idée de m’abandonner aux forces obscures. Elle prononça quelques paroles, censées me rassurer, me remit une paire de draps pour adoucir ma couche, et les battants pesants et grinçants de la porte du mausolée se refermèrent sur moi. Le noir tant redouté était au rendez-vous. Il enveloppait le sanctuaire de son aura terrible. Les odeurs de musc et d’encens envahirent mes narines. La chaleur suffocante me prit à la gorge. Je me recroquevillai sur moi-même, geste intuitif comme pour mieux recouvrer la protection fœtale. Dans mes tempes, mes veines battaient la chamade de manière assourdissante. La peur prit possession de mon corps tétanisé. Je m’assoupis en imaginant des scènes illusoires d’évasion.

Je sentis une présence me frôler et effleurer le duvet de mes joues. Je me levai d’un bond. Les ténèbres me renvoyaient des silhouettes emmêlées et fugaces que je n’arrivais point à distinguer.

 « Qui est là ? »

Dans la frayeur de l’instant, ce furent les seuls mots que je parvins à prononcer. Le contact subtil se transforma en une force brutale. Une main noueuse m’enserra la mâchoire et me tira vers le sol. Je battis l’air avec mes pieds, dessinai des moulinets avec mes bras, en vain. La force de l’assaillant était par trop titanique et invincible. Mon corps, épuisé, se rendit. La masse victorieuse me cloua au sol. Une douleur fulgurante déchira les tréfonds de mon être.

A l’aube, une vague carmin submergea la blancheur immaculée du sanctuaire. Le soleil dardait ses rayons implacables sur la vallée. M’extirpant de ma torpeur, j’entendis au loin des gémissements de douleur. Je reconnus le tempo des lamentations de ma mère. J’ouvris à demi les paupières. J’entrevis la silhouette de mon père penché à mon chevet. Le remord n’était pas l’unique expression de son visage. L’amertume et la colère avaient déposé une fine écume à la commissure de ses lèvres. Je tentai un vague mouvement pour lui signifier ma présence. La douleur me redonnait en creux possession de mon corps. Mon père réalisait, un peu tard, que le sacrifice avait été accompli jusqu’au bout pour une cause vaine.

Longtemps après que le village eut récupéré l’offrande expiatoire inconsciente et ensanglantée, l’on attribua l’issue du rituel aux forces sombres et démoniaques du mausolée. Petit à petit, la rumeur courut dans le secret des foyers qui accusa le veilleur de nuit chargé de surveiller le mausolée d’avoir perpétré un acte impardonnable. La nuit du sacrifice, la bête humaine avait été aperçue, haletante et épuisée, fuyant les démons du sanctuaire. Depuis, le gardien de la masure avait disparu.

Copyright Samira ETOUIL (2009)